Le célèbre poème épique, l’Odyssée, a été écrit par Homère il y a environ deux mille ans, et en tant que tradition orale de chant, il existe depuis bien plus longtemps. Il s’agit de la deuxième plus ancienne pièce de littérature dans le canon occidental, et pourtant elle est racontée, étudiée et admirée jusqu’à ce jour. Le classiciste et mythographe Gregory Nagy décrit ce phénomène comme une immortalité poétique. Dans son article intitulé « Immortalité poétique du héros », Nagy affirme que les adversaires et compléments divins des héros épiques sont généralement associés à eux dans le culte et leur ressemblent. La vénération dans le culte est essentielle à l’immortalité des héros et des dieux. Dans l’Odyssée d’Homère, de nombreux parallèles sont établis entre Ulysse et ses homologues divins, notamment Athéna et Poséidon. Alors que la déesse est son soutien constant, le dieu de la mer est l’ennemi mortel d’Ulysse. Les relations entre les personnages divins et mortels de l’Odyssée ont des implications plus larges qui vont au-delà du texte lui-même. Le schéma de Nagy peut être utilisé aux côtés des parallèles symboliques entre ces personnages pour théoriser les motivations ineffables des dieux, tout en expliquant l’importance de l’épopée pour les croyances cultuelles jusqu’à nos jours.
Tout au long de l’Odyssée, Athéna est dépeinte comme la protectrice divine d’Ulysse, et il semble que la charge choisie par la déesse soit un homme qui lui ressemble à bien des égards. Le « très intelligent Ulysse » (4.763) est décrit à maintes reprises comme un homme plein de ressources et un brillant stratège, doué pour la victoire. Ces traits le lient implicitement à la déesse de la sagesse et de la stratégie de combat et fournissent une explication à l’intérêt particulier qu’Athéna porte au héros. Dans le livre 13, Athéna déclare : » Nous connaissons tous deux des ruses, puisque tu es de loin le meilleur de tous les hommes en matière de conseils et de récits, mais que moi, parmi tous les dieux, je suis réputée pour mon esprit et mes ruses. » Ulysse est donc une extension terrestre de la déesse et de sa volonté ; il est aussi, de par sa nature de mortel, bien moins puissant qu’elle et dépendant d’elle à bien des égards. Cette dépendance est particulièrement importante pour notre compréhension de la gloire (kleos) d’Ulysse, car ce dernier serait sûrement mort au début de son voyage – ou peut-être à Troie – sans l’aide et le soutien constants d’Athéna. Athéna apparaît tout au long de l’Odyssée comme une sorte d' »ange gardien » pour Ulysse, bien qu’elle soit sans doute beaucoup plus puissante que ce que ce terme implique généralement. Dans le livre 3 de l’Odyssée, Nestor parle de la relation entre Ulysse et Athéna, témoignant de la faveur évidente qu’elle lui accorde : « Je n’ai jamais vu les dieux montrer une affection aussi ouverte que celle de Pallas Athéna qui se tenait à ses côtés aux yeux de tous. » Il est clair que nous sommes censés considérer qu’Ulysse et Athéna travaillent en tandem ; l’aide que la déesse apporte au mortel les lie explicitement à travers l’action de l’Odyssée. De cette façon, les actes d’Ulysse sont aussi ceux d’Athéna, bien que je ne veuille pas, par cette affirmation, priver Ulysse de son libre arbitre ou de son autonomie. Il est important de noter que, bien qu’Athéna encourage Ulysse pendant la bataille contre les prétendants, elle ne se bat pas pour lui ; Ulysse n’est pas simplement une marionnette de la déesse mais un combattant impressionnant à part entière. Ceci est impératif ; Ulysse gagne l’aide de la déesse parce qu’il en est digne, sa propre force fait de son aide un exploit valable pour Athéna.
Le lien entre les actions d’Ulysse et la volonté divine d’Athéna est exposé par la relation d’Ulysse avec Poséidon. Le dieu de la mer est l’ennemi d’Ulysse, cherchant à se venger de l’aveuglement de son fils cyclope Polyphème ; » Pour lui, Poséidon, l’agitateur de la terre, bien qu’il ne tue pas Ulysse, le repousse pourtant de la terre de ses pères » (1.74-79). Alors qu’Athéna apporte sa protection et son aide à Ulysse, Poséidon est un obstacle constant au retour du héros chez lui. La mer est un motif omniprésent dans l’Odyssée ; les périls du voyage en mer sont une menace constante lorsqu’Ulysse erre en Méditerranée, et le caractère irréfléchi et facile du dieu de la mer reflète la menace naturelle que représente l’océan pour Ulysse. Mais ce n’est pas seulement parce que l’océan est un endroit dangereux que Poséidon est caractérisé de manière défavorable dans l’Odyssée ; il compte également Athéna parmi ses rivaux (rappelez-vous les cadeaux que chaque divinité a fait à la ville qui allait devenir Athènes, et la victoire décisive d’Athéna sur Poséidon). Cette histoire fournit un contexte supplémentaire à l’inimitié entre Ulysse et Poséidon ; il est logique que la contrepartie mortelle du rival de Poséidon soit aussi son rival par extension. Cependant, la mortalité d’Ulysse le place dans une position plus précaire face à la colère de Poséidon. Tirésias explique à Ulysse que ses ennuis ne prendront fin que lorsque le héros entreprendra un dernier voyage vers un pays où sa rame sera prise pour un vannier ; dans ce pays qui ne connaît pas la mer, Ulysse devra offrir un sacrifice à Poséidon – un double honneur puisque cela introduira le culte de Poséidon dans un pays où il n’existait pas auparavant. Ce n’est qu’alors qu’Ulysse est libre de vivre sa vieillesse en paix, ayant renoncé à la gloire de la bataille et rempli ses obligations pieuses de mortel envers les deux divinités.
La nature de l’histoire épique – et de la narration en général – est importante à considérer lorsqu’on discute des relations entre Ulysse, Athéna et Poséidon, car elle dément l’importance cultuelle de ces relations. Je postule que l’histoire épique est une forme de prière prolongée par laquelle les dieux et les héros sont rappelés et vénérés. À l’époque d’Homère, lorsque les dieux de l’Olympe faisaient partie intégrante d’un système de croyances et d’un mode de vie culturel solides, cet aspect de l’épopée aurait été beaucoup plus explicite. Quand Homère parle d' »Athéna aux yeux gris », il ne se réfère pas seulement à la figure conceptuelle que nous nous représentons aujourd’hui, mais à une déesse réelle et puissante, capable d’influencer les vies. Le culte des Olympiens ayant décliné au fil de l’histoire, des récits épiques comme l’Odyssée sont devenus le dernier vestige d’une véritable vénération des dieux dans la culture populaire. Les dieux ne sont rien si personne ne croit en eux, mais l’incorporation des épopées chantées à l’origine dans le culte aux dieux dans le canon littéraire a prolongé leur vie bien au-delà de celle de la civilisation qui les a engendrés.
L’étude académique de l’Odyssée et des dieux et héros qui y participent nécessite de raconter l’histoire à plusieurs reprises et d’analyser en détail ses personnages. Les piles de documents universitaires examinant la poétique, le symbolisme et l’importance de l’Odyssée ne ressemblent en rien à une ancienne cérémonie de culte grecque, c’est certain. Il n’y a pas d’offrandes brûlées ; il n’y a pas d’expérience épiphanique ; mais néanmoins ces traditions créent des dévots qui maintiennent les dieux vitaux et présents dans l’arène de la pensée humaine.
Il y a, bien sûr, ceux qui adorent encore les anciens dieux, faisant des offrandes et disant des prières sur des autels faits maison. Mais dans le monde moderne, ils sont largement dépassés en nombre par ceux qui adorent d’autres dieux, ou pas de dieux du tout. De nos jours, la croyance explicite et authentique dans les dieux de l’Olympe est difficile à trouver, mais une croyance subtile, presque frivole, est courante. La prolifération d’épopées comme l’Odyssée dans le monde universitaire moderne et la culture populaire maintient les dieux en vie dans l’imaginaire collectif de la société. Nagy parle de la « gloire indéfectible » (kleos áphthitos) des héros épiques, dont la constance est fondée « sur la survie éternelle de l’épopée qui la glorifie. » Le kleos est le résultat de « la renommée obtenue sur le champ de bataille qui vous garantit… l’immortalité parce que vos actes sont si extraordinaires que tout le monde va chanter sur vous pour toujours » (Soloski). Lorsque nous nous engageons avec les dieux à travers les récits des mythes – films, livres, œuvres d’art, etc. – nous offrons notre croyance en eux, aussi éphémère soit-elle. L’incorporation dans le canon littéraire et la référence répétée subséquente dans l’étude et la pensée populaire crée une opportunité pour les histoires des dieux d’atteindre un large public qui traverse les lignes culturelles et prolonge la mémoire et l’interaction avec les divinités qu’il dépeint.
Bien que ce culte soit très différent de ceux de la Grèce antique, il crée néanmoins un cadre de croyance modelé sur les relations entre les divinités et les mortels. En lisant, nous imaginons les personnages et les situations que nous lisons, nous compatissons à leur détresse et nous encourageons le héros à s’en sortir. À ce carrefour de la vision intérieure et de l’empathie, l’Odyssée devient une longue prière qui exalte la force et la supériorité d’Athéna. Sans son aide, le héros de l’histoire serait mort, naufragé ou tué par son rival Poséidon. Le rôle du dieu de la mer est particulièrement important dans le contexte de sa rivalité encore plus ancienne avec Athéna. Si l’on suit la formule typique et que l’on « soutient » le héros de l’histoire, Ulysse, Poséidon est dépeint comme un méchant. Les lecteurs applaudissent les victoires d’Ulysse sur les obstacles qu’il rencontre, y compris ceux que lui oppose Poséidon. Nous nous réjouissons lorsque Polyphème est aveuglé ; nous sommes satisfaits lorsque les tentatives de Poséidon pour nuire à Ulysse sont déjouées, soit par le héros lui-même, soit avec l’aide de la déesse qu’il représente. Toute gloire obtenue par Ulysse est en fin de compte la gloire d’Athéna ; il l’a obtenue soit avec son aide, soit avec les attributs d’intelligence et de sagesse qui sont de son ressort, et en fin de compte, même la force du héros mortel doit s’incliner devant la divinité de la déesse. De cette façon, Athéna triomphe une fois de plus de Poséidon et la reprise pérenne de l’épopée prolonge la victoire dans l’éternité.
Retournant au schéma de Nagy sur les relations divins/mortels, nous voyons qu’il est valable pour les associations entre Ulysse, Athéna et Poséidon. Ulysse, en tant que son homologue mortel, ressemble à Athéna par son caractère et la gloire que leur confère l’histoire épique de l’Odyssée est partagée entre eux. Ils sont donc associés dans les nouvelles traditions cultuelles issues des récits de l’épopée. La relation entre Ulysse et Poséidon est parallèle à celle entre Poséidon et Athéna, une autre ressemblance entre le héros et la déesse, mais diffère dans son résultat. Ulysse, en tant que mortel, ne peut pas être l’objet de la colère d’un dieu et survivre, mais être frappé par le dieu de la mer reviendrait à saper son importance en tant que vecteur du culte d’Athéna. Afin de conserver la gloire qu’il obtient avec l’aide de la déesse, il doit faire la paix avec le dieu des mers en lui offrant un sacrifice et en introduisant son culte dans une nouvelle terre. Ainsi, Ulysse est également associé dans le culte, bien que de façon mineure, à Poséidon, et l’équilibre est rétabli.