Les yeux des pétoncles

Une coquille Saint-Jacques. Chacun des points bleus qui tapissent la coquille est un œil. Source : Wikipédia.

Les coquilles Saint-Jacques sont une famille de bivalves. Ces modestes palourdes d’eau salée finissent souvent dans les assiettes de fruits de mer, mais saviez-vous que les coquilles Saint-Jacques possèdent des dizaines d’yeux formateurs d’images ? Ils concentrent la lumière sur une rétine multicouche à travers un miroir parabolique semblable à un télescope. Leur système visuel ultra-sensible, qui contient plusieurs types d’opsines typiques des invertébrés et des vertébrés, leur permet de détecter les prédateurs de loin et de nager pour se mettre en sécurité. Pas étonnant qu’ils aient survécu et prospéré pendant des centaines de millions d’années ! Suivez-moi dans ce voyage à travers l’un des systèmes visuels les plus intéressants du règne animal.

Les yeux

Photo macro des yeux d’une coquille Saint-Jacques. Source : Wikipédia.

Les coquilles Saint-Jacques possèdent jusqu’à 200 yeux individuels d’environ 1 mm de diamètre disposés le long du bord de leur manteau. Lorsque les pétoncles grandissent, de nouveaux yeux poussent aux endroits où il y a moins d’yeux. Ces yeux peuvent se régénérer en 40 jours environ lorsqu’ils sont endommagés, récapitulant leur croissance initiale.

Les yeux ont un chemin optique inhabituel par rapport à la plupart des vertébrés et des invertébrés, utilisant la réflexion comme principal mécanisme de focalisation. La lumière passe par une cornée et une lentille, comme chez l’homme, mais est ensuite réfléchie par une couche semblable à un miroir à l’arrière de l’œil.

Chemin de lumière schématique dans l’œil du pétoncle. D’après Fernald et al. (2006).

Des cristaux de guanine soigneusement alignés à l’arrière de l’œil agissent comme un matériau photonique, réfléchissant la lumière de façon maximale autour de la longueur d’onde de 500 nm. Cette couche de cristaux est incurvée comme un miroir parabolique, focalisant la lumière principalement sur une rétine à double couche située à environ trois quarts de l’intérieur de l’œil.

Les cristaux de guanine forment un ensemble de carreaux carrés réfléchissants à l’arrière des yeux. De Palmer et al. (2017).

Ceci est fonctionnellement similaire à un télescope avec un miroir parabolique, avec quelques torsions. Une torsion est que la lentille et le miroir sont légèrement inclinés l’un par rapport à l’autre, ce qui signifie que l’image est au point à différentes distances selon la position dans la rétine, donnant à l’œil plusieurs longueurs focales. En outre, les pupilles des yeux de pétoncles peuvent se contracter jusqu’à 50 %, ce qui réduit leur sensibilité mais augmente leur résolution spatiale. Dans l’ensemble, ces yeux donnent aux yeux de pétoncles une résolution spatiale d’environ 2 degrés, enviable par rapport, disons, à la souris commune.

Une pupille de pétoncle se contractant lentement. De Miller et al. (2019).

Les rétines et l’évolution de la vision

Section d’un œil de pétoncle (à gauche) avec les différentes sous-sections (à droite). D’après Speiser et al. (2011).

Les yeux de pétoncle ont deux rétines, la rétine proximale et la rétine distale, à des distances différentes du miroir à l’arrière de l’œil. Ces rétines ont conduit à l’une des remises en question les plus fondamentales de l’évolution des opsines (protéines détectant la lumière) et de la vision. L’histoire des manuels scolaires était autrefois la suivante :

  • les vertébrés ont des c-opsines, leurs photorécepteurs ont la forme de cils, et ils s’hyperpolarisent lorsqu’ils reçoivent de la lumière (ce sont des cellules OFF). La sensibilité de ces photorécepteurs est limitée par le bruit thermique, ou courant d’obscurité.
  • Les invertébrés possèdent des r-opsines, leurs photorécepteurs ont la forme de rhabdomères, et ils se dépolarisent lorsqu’ils reçoivent de la lumière (ce sont des cellules ON). Ces photorécepteurs ont un gain extrêmement élevé et agissent comme des détecteurs de photons uniques ; cependant, ils consomment plus d’énergie que les récepteurs des vertébrés.

De cette observation, il était facile de conclure que les yeux ont évolué indépendamment chez les vertébrés et les invertébrés. Une première fissure dans cette histoire bien rangée des yeux des vertébrés par rapport à ceux des invertébrés a été la découverte de deux couches différentes dans la rétine du pétoncle. La rétine proximale présente des réponses ON (dépolarisation) tandis que la rétine distale présente des réponses OFF (hyperpolarisation en réponse à la lumière). C’est comme s’il y avait deux voies d’évolution différentes (vertébrés et invertébrés) dans le même œil !

Voies de transduction du signal prototypiques des vertébrés et des invertébrés. D’après Fernald et al. (2007).

Fonctionnellement, les deux types de couches semblent avoir des rôles très complémentaires. Les images de la rétine distale sont bien mieux focalisées que celles de la rétine proximale, avec une résolution linéaire meilleure d’un facteur 10. Elles constituent la base de la vision des formes chez les coquilles Saint-Jacques. D’autre part, la rétine proximale, avec ses cellules ON semblables à celles des invertébrés, est beaucoup plus sensible à la lumière, d’un facteur 100. Elle pourrait sous-tendre la vision de nuit ou dans des eaux très turbulentes.

Réponses des photorécepteurs dépolarisants et hyperpolarisants chez le même animal. De Wilkens, chapitre 5 dans Shumway et Parsons (Eds.), 2006.

Au début des années 2000, les preuves que les vertébrés et les invertébrés utilisent les deux types d’opsines ont commencé à s’accumuler. En fait, nous connaissons maintenant de nombreux exemples de r-opsines chez les vertébrés et de c-opsines chez les invertébrés. L’exemple le plus célèbre est peut-être celui de la mélanopsine, la r-opsine des cellules ganglionnaires rétiniennes intrinsèquement photosensibles (ipRGC), qui régulent le sommeil et d’autres rythmes circadiens chez les mammifères. Nous pensons maintenant que les r-opsines et les c-opsines ont évolué dans l’ancêtre commun des vertébrés, des mollusques, des arthropodes et de nombreuses autres familles d’invertébrés : l’urbilateria. Il s’agit du grand ancêtre supposé des animaux multicellulaires à symétrie bilatérale, dont le premier exemple est apparu sans ambiguïté dans les archives fossiles il y a 555 millions d’années.

Alignement de génomes de différentes espèces et de groupes de liaison ancestraux présumés. La coquille Saint-Jacques (en haut à gauche) présente le meilleur alignement. De Wang et al. (2017).

À quoi ressemblait l’urbilaterie ? Des preuves récentes montrent qu’urbilateria pourrait avoir ressemblé à… des coquilles Saint-Jacques modernes ! Une analyse génétique récente de Wang et al. (2017) a révélé une correspondance frappante entre le génome des pétoncles et les groupes de liaison ancestraux reconstitués. Cela suggère que les anciens bilatériens ont un caryotype similaire à celui des pétoncles modernes. Les opsines portées par tous les vertébrés et de nombreux invertébrés à symétrie bilatérale doivent avoir existé dès notre ancêtre commun, qui, comme les coquilles Saint-Jacques modernes, aurait contenu à la fois des opsines c et r. Il est tentant de dire que les urbilateria pourraient bien avoir ressemblé aux coquilles Saint-Jacques actuelles. Ce n’est en aucun cas un débat tranché, cependant – de nombreux plans corporels alternatifs ont été proposés pour les urbilateria.

Comportement visuel

Pétoncle courant sur le fond marin. GIPHY.

Les coquilles Saint-Jacques se sont conservées sans grand changement pendant des centaines de millions d’années – et elles sont en effet très bien adaptées à leur environnement. Contrairement à d’autres types de bivalves – comme les moules, qui ont tendance à rester en place – les coquilles Saint-Jacques bougent pas mal. Elles ont trois mouvements de base :

  • Nager vers l’avant. Elles siphonnent de l’eau dans leur coquille et l’expulsent près de la charnière, en courtes rafales. Ils ont l’air délicieux en le faisant. Voir le gif ci-dessus.
  • Nager vers l’arrière (la réponse par saut ou par rafale). Ils ferment leur coquille très rapidement, ce qui les amène à expulser de l’eau et à se déplacer vers l’arrière en courtes rafales. Cela peut également soulever beaucoup de poussière, ce qui les aide à s’échapper. Vous pouvez le voir en action dans la vidéo ci-dessous au bout de 25 secondes.
  • Réflexe de redressement. Ils font une manœuvre de rotation compliquée pour que la plus grande valve finisse au fond de l’océan.

Ils peuvent à la fois nager et sauter en réponse à une diminution de la lumière. Cette diminution de la lumière est souvent causée par un prédateur – souvent une étoile de mer ou un escargot – qui s’approche un peu trop près pour le confort de la coquille Saint-Jacques. Ils fermeront également leur coquille en réponse à une diminution de la lumière pour bloquer les intrus, présentant leur extérieur résistant au prédateur.

Les pétoncles ouvrent et ferment leurs valves en réponse à leur environnement visuel, influencé par la taille des particules flottantes (turbidité) et leur vitesse. Ils peuvent également s’orienter en fonction de la lumière. Certaines espèces de coquilles Saint-Jacques préfèrent nager vers la lumière, tandis que d’autres l’évitent.

Intéressant, ces comportements persistent avec un seul œil ! Bien que les coquilles Saint-Jacques aient de nombreux comportements visuels connus, c’est toujours un mystère de savoir pourquoi leurs yeux sont si nombreux, et pourquoi ils ont une si haute résolution. Un plus grand nombre d’yeux peut offrir à la coquille Saint-Jacques un plus grand champ de vision, mais il est peu probable qu’il y ait une augmentation du champ de vision au-delà de 2-3 yeux étant donné que chaque œil a un champ de vision plutôt large.

Mouvement des pétoncles. Panneaux A, B : natation ; C : saut, D : réflexe de redressement. Flèches étiquetées D : direction du mouvement, W : direction de l’eau. De Wilkens, chapitre 5 dans Shumway et Parsons (Eds.), 2006.

On a émis l’hypothèse que certaines espèces de coquilles Saint-Jacques migrent, et qu’elles pourraient utiliser leurs yeux pour se guider visuellement. Une autre théorie est que le chevauchement multi-oculaire et la haute résolution donnent au pétoncle une perception de la profondeur, ce qui serait utile pour éviter les prédateurs. Un grand obstacle à l’avancement de cette recherche est qu’il s’est avéré très difficile d’enregistrer dans les lobes latéraux des ganglions pariéto-viscéraux des pétoncles, le site du traitement visuel (les pétoncles n’ont pas de cerveau).

Conclusion

Les coquilles Saint-Jacques possèdent un étonnant réseau d’yeux formateurs d’images, très sensibles à la lumière. Leur rétine inhabituelle nous a permis de comprendre l’évolution des vertébrés, des arthropodes et des mollusques actuels. Ils permettent des comportements complexes dont nous ne connaissons probablement qu’une petite partie. Au fur et à mesure que de meilleurs outils d’enregistrement seront disponibles, nous commencerons à pouvoir étudier la vision chez cet animal ancien et sous-estimé. Le plus grand mystère dans mon livre est de savoir pourquoi les coquilles Saint-Jacques ont autant d’yeux. Peut-être qu’une fois que nous comprendrons mieux leur environnement, leurs comportements et leur traitement visuel, nous serons en mesure de démêler ce mystère.

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